Interview de Bérengère PAPIN (promo 2009)

En quoi consiste ton métier ?

BP. : J’occupe le poste de digital officer au sein de la direction Transformation et performance numérique d’Eramet, un groupe minier et métallurgique français spécialisé dans les métaux de la transition énergétique.
Mon métier consiste à piloter un portefeuille étendu de projets de transformation numérique (une quinzaine) dans différentes entités du groupe entre le Gabon, le Sénégal, la France et l’ensemble des pays dans lesquels le groupe est implanté. J’accompagne ces entités dans leur transformation par le numérique, depuis la première idée, l’évaluation technico-économique, jusqu’à la réalisation et l’ancrage des nouvelles méthodes de travail au sein des équipes.

Quel a été ton cursus académique, et en particulier ta spécialisation à ENSTA Paris ?

BP. : J’ai intégré ENSTA Paris en 2006 après deux ans de classes préparatoires et je me suis spécialisée en énergie électronucléaire en 3ème année. Souhaitant approfondir ma compréhension des enjeux énergétiques, j’ai ensuite complété ma formation par un double-diplôme en Économie de l’Énergie et des Matières Premières entre l’IFP School et Colorado School of Mines après mon diplôme d’ingénieur.

Quelles ont été les grandes étapes de ton parcours depuis ta sortie d’ENSTA Paris ?

BP. : Je suis entrée chez Orano (Areva à l’époque) au sein de leur graduate programme, ce qui m’a permis de faire deux postes très différents en quatre ans et de connaître l’entreprise de façon accélérée. J’ai d’abord occupé un poste opérationnel d’ingénieur production sur le site d’enrichissement de Tricastin pendant deux ans, ce qui m’a beaucoup servi pour comprendre le contexte industriel et de production pour la suite de mon cursus.
Ensuite, j’ai rejoint le siège à Paris comme chargée de mission au sein du cabinet du directeur général de l’époque. Ce poste, beaucoup plus stratégique, m’a permis d’appréhender rapidement le fonctionnement de la gouvernance d’entreprise et d’aborder, via les différents dossiers que j’ai pu rédiger, les facettes passionnantes de l’activité du groupe, notamment la partie commerciale, les affaires publiques et la finance, en apprenant énormément auprès de mes interlocuteurs de toutes les directions.
À l’issue de ce poste au bout de deux ans, le contexte étant très dégradé dans le groupe – et également pour des raisons familiales, j’ai finalement choisi de rentrer chez Eramet, dans la branche Alliages qui comportait la plupart des sites métallurgiques français du groupe, dédiée à la fabrication de pièces de haute technicité pour les industries aéronautique, médicale et… nucléaire !
Là-bas, j’ai d’abord occupé un poste de conseil interne en performance industrielle, dédié à l’optimisation des opérations sur différents sites industriels puis, étant donné mon appétence pour la transformation et pour les possibilités offertes par le numérique, j’ai choisi de rejoindre la cellule centrale dédiée à la transformation numérique en tant que digital officer, poste que j’occupe depuis trois ans et sur lequel je peux travailler avec plusieurs entités très différentes, comme les usines métallurgiques en France et en Suède, la mine flottante au Sénégal ou bien le chemin de fer du Gabon, dont Eramet est opérateur. Énormément de découvertes et de rencontres, et de beaux challenges…

De ton point de vue, en quoi consiste la transformation numérique aujourd'hui et comment l'envisages-tu à l'avenir ?

BP. : Depuis les années 80, les entreprises utilisent des systèmes informatiques divers et en dépendent plus ou moins. L’évolution « naturelle » liée à la modernisation de ces outils va tôt ou tard pousser les entreprises vers le numérique, en généralisant par exemple l’exploitation des données dans ces nouvelles générations de systèmes. Le volet technologique de la transformation numérique aujourd’hui semble donc inéluctable pour les entreprises. La question reste finalement d’aborder de façon proactive, et non subie, les transformations humaine et organisationnelle qui vont avec, afin de saisir un maximum d’opportunités liées à l’évolution des modèles classiques d’opérations, d’affaires et de concurrence sur lesquels sont encore basées bon nombre d’entreprises.
Pour résumer : la transformation numérique doit être avant tout humaine et organisationnelle, même si elle est tirée par la technologie.
Pour le monde industriel, que je connais plus particulièrement, je vois deux enjeux principaux.
Le premier est une adaptation urgente des compétences aux nouveaux usages numériques, sous peine d’impacter fortement les emplois à moyen terme. Un exemple parlant concerne les métiers de la maintenance qui devront de plus en plus nécessiter une capacité d’analyse de données et de compréhension des algorithmes prédictifs, et s’éloigner de l’approche « dépannage » très opérationnelle qui reste encore un modèle assez répandu. Rien d’inaccessible, mais cela doit s’anticiper, et ces systèmes font déjà partie du paysage actuel !
Le second défi sera de développer l’orientation client (customer centricity) dans l’ensemble de l’entreprise, c’est-à-dire de la faire « sortir » des entités commerciales. Cette nouvelle façon de penser, de concevoir, de piloter des projets doit être intégrée dans l’ensemble des rôles, et notamment celui des ingénieurs, ce qui leur permettra d’être pertinents dans un monde où les produits physiques incorporeront de plus en plus de services numériques associés. Cela peut s’appuyer sur l’utilisation de méthodes comme le design thinking par exemple, ou des approches de co-construction beaucoup moins silotées qu’auparavant.
Enfin, un enjeu clé, à la fois pour l’État, le grand public et les entreprises est celui de la protection et la souveraineté des données, déjà ultra-critiques et qui le deviennent chaque jour un peu plus à mesure que les usages numériques se généralisent. Un terrain de jeu passionnant pour des ENSTA Paris !
Même si l’effet du numérique doit être suivi attentivement puisqu’il représente la part des émissions de CO2 qui augmente le plus vite actuellement, les changements positifs que j’entrevois portent en grande partie sur le pilotage de l’impact environnemental.
L’usage de la donnée IoT permet déjà un pilotage plus fin des infrastructures industrielles et une prise en compte accrue de certains paramètres, y compris de façon prédictive.
Le numérique permet également de diminuer significativement les coûts de surveillance environnementale, grâce par exemple aux drones et aux capteurs connectés (IoT), ce qui va faciliter leur déploiement à large échelle pour permettre un suivi continu, y compris des zones peu accessibles. Ainsi, ces paramètres pourront être plus facilement pris en compte dans la recherche des scenarii optimaux de production. L’industrie pourrait donc plus aisément intégrer son impact environnemental dans son pilotage, alors que la nature des données récoltées auparavant (campagnes de mesures ponctuelles, zones réduites) ne permettait pas toujours de l’intégrer facilement dans les algorithmes d’optimisation de la production.
Le numérique va également permettre d’améliorer significativement les conditions de travail dans l’industrie, changement nécessaire pour garantir l’attractivité de la filière.

Peux-tu nous donner l’exemple d’une action, d’un projet significatif que tu as mené en matière de transformation numérique ?

BP. : Je mène depuis deux ans un projet qui vise à mettre en place une traçabilité numérique sur les matières premières que nous produisons, pour répondre aux exigences croissantes vis-à-vis de l’approvisionnement durable des métaux, qui sont amenées à prendre de l’importance avec le développement du marché des batteries.
C’est typiquement un projet qui est parti d’une veille technologique autour de la blockchain, qui a rapidement fait émerger des enjeux stratégiques bien plus larges, portant sur l’accès au marché, le modèle de commercialisation...
Mon rôle a été de convaincre le management de lancer des expérimentations techniques et opérationnelles en amont du besoin, de piloter ces projets et d’en tirer un retour d’expérience réplicable.
Aujourd’hui, l’importance du sujet est reconnue et donne lieu à un travail conjoint avec différentes équipes pour industrialiser le dispositif.

En quoi ta formation à ENSTA Paris t’a-t-elle aidé ou t’aide-t-elle dans cette action ? Dans ta fonction en général ?

BP. : Ma formation scientifique et technique m’aide à comprendre le fonctionnement des outils, à factualiser et démystifier les promesses de telle ou telle technologie, pour ne pas être dans la fascination « science-fiction ». Et mes compétences plus soft skills et la vision globale m’aident à appréhender les implications techniques, économiques et stratégiques qu’un nouvel usage numérique peut avoir, pour mieux les anticiper et gérer les risques associés. Cela me permet d’apprendre en permanence sur de nombreuses thématiques et de coopérer avec l’ensemble des métiers de mon entreprise.

Selon toi, quel rôle a / doit avoir l’ingénieur ENSTA Paris dans la transformation numérique ?

BP. : L’ingénieur ENSTA Paris doit apporter, par sa compréhension des systèmes complexes, une vision globale de la transformation, qui ne doit pas être uniquement techno-centrée. Ses compétences techniques doivent permettre d’appréhender rapidement un grand nombre de technologies et de rassurer ses interlocuteurs, mais surtout de les aider à se projeter sur de nouveaux usages et de s’approprier les méthodes pour les mettre en place.
Le monde dans lequel nous vivons est de plus en plus imprévisible, et une transformation réussie est une transformation qui donne aux organisations les moyens d’évoluer perpétuellement. Cela passe bien sûr par les technologies, mais aussi et surtout par l’humain, qui reste à ce jour le facteur de résilience ultime d’un système.

Gardes-tu un souvenir anecdotique de l’école ?

BP. : Je me rappelle les cours extraordinaires d’« humanités » et notamment ce cours d’histoire de l’art où la professeure avait emmené la classe au musée d’Orsay, et a pris un malin plaisir à commenter avec beaucoup de franc-parler L’Origine du monde devant un parterre d’élèves de première année un peu gênés ! C’était très drôle. C’est aussi ça ENSTA Paris : une école qui ouvre l’esprit et nous cultive grâce à des professeurs inspirants !

As-tu des conseils à donner aux élèves actuels ?

BP. : En plus du cursus scientifique d’excellence qui est offert par l’école, je leur conseillerais de profiter au maximum des opportunités qu’offre ENSTA Paris sur les disciplines liées à l’art et aux sciences sociales : ouvrez-vous l’esprit, cherchez à comprendre les problèmes dans toutes leurs dimensions.
Je les encouragerais également à s’essayer à l’industrie, en grande entreprise ou en startup. C’est un domaine où l’on trouve du sens, où il se passe énormément de choses et qui va profondément se transformer dans les années à venir, en particulier vu le contexte géostratégique actuel. On y apprend énormément et, dans les disciplines numériques, c’est l’occasion de travailler sur des thématiques concrètes qui répondent à de vrais problèmes.
Enfin, travailler pour l’industrie, c’est aussi potentiellement contribuer à la souveraineté nationale, et pouvoir agir de l’intérieur sur les enjeux environnementaux : autant d’enjeux chers à l’ADN citoyen de l’école !

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