Interview de Gaétan MARCEAU CARON (promo 2010)

Bonjour Gaétan. Tu es ENSTA Paris promo 2010. Quel a été ton parcours durant ta formation à l’école, et depuis l’obtention de ton diplôme ?

GMC. : En fait, je suis passé par le programme double diplôme entre Polytechnique Montréal et ENSTA Paris. Je suis donc arrivé en France lors de la deuxième année du cursus d’ENSTA Paris. Durant cette année, je voulais approfondir mes connaissances en mathématiques appliquées pour l’informatique. C’est au cours de mon stage d’été de recherche dans un groupe au LAMSADE (Laboratoire d'Analyse et Modélisation de Systèmes pour l'Aide à la Décision) de l’université Paris-Dauphine que j’ai décidé de me lancer dans l’intelligence artificielle. J’ai donc fait un double master ENSTA Paris et le Laboratoire d'Informatique de Paris 6 (LIP6) de l'université Pierre-et-Marie-Curie (UMPC) pour ma dernière année.
Ensuite, j’ai décidé de continuer mon parcours en France avec une thèse CIFRE en collaboration avec Thales Air Systems et l’INRIA, dans l’optimisation multicritère du trafic aérien. Durant ma thèse, j’ai assisté à une présentation de Yann LeCun à l’École Normale Supérieure où il apprenait à des réseaux de neurones artificiels à reconnaître des objets et des visages de la salle en temps réel. J’ai été complètement ébahi par les capacités de ces modèles à l'époque et j’ai décidé de me lancer en apprentissage profond lors de mon postdoc au sein d’INRIA - Saclay.
Enfin, en 2017, Yoshua Bengio, professeur de renommée mondiale en apprentissage profond à l’université de Montréal, a annoncé son intention de créer Mila, un institut de recherche en IA à Montréal, et a lancé un appel aux chercheurs en IA. Je me suis dit à ce moment-là que c’était une opportunité pour moi de revenir au Québec. Je l’ai donc contacté et je lui ai demandé : « Comment puis-je t’aider ? ». Et quelques semaines plus tard, je commençais mon aventure à Mila comme chercheur appliqué pour aider les entreprises canadiennes à faire de la recherche en IA, ce qui rejoint ce que je faisais durant ma thèse mais cette fois-ci en apprentissage profond et avec plusieurs entreprises.
Sept ans plus tard, je suis directeur d’une formidable équipe de recherche de 23 personnes dédiées à aider les entreprises par des mandats de projets de recherche appliquée, de consultation et de formation.
 

Peux-tu nous en dire plus sur Mila, et ton poste de directeur ? Sur quoi travailles-tu actuellement, et notamment quelles applications d’IA sont les plus passionnantes ?

GMC. : Mila est un organisme à but non lucratif fondé par le professeur Yoshua Bengio qui a pour mission d’inspirer l’essor de l’intelligence artificielle au bénéfice de toutes et tous. L’institut comprend un regroupement de laboratoires de recherche universitaires, de chercheur(se)s de laboratoires industriels, d’expert(e)s sur les questions de gouvernance et de réglementation de l’IA et bien plus encore. Au total, la communauté comprend plus de 1 200 membres dont la plupart sont des étudiants en intelligence artificielle aux cycles supérieurs.
Pour ma part, je suis à la direction d’une équipe de 23 expert(e)s qui travaillent principalement comme consultant(e)s pour l’industrie. Notre travail consiste à faire des projets collaboratifs de recherche appliquée sur des problèmes complexes où il n’existe pas de solutions clé en main disponibles sur les plateformes infonuagiques. Nous travaillons dans tous les domaines où l’IA peut avoir un impact positif. Ceci nous permet de côtoyer et d’apprendre des expert(e)s dans des domaines très variés tels que l’énergie, le transport, la santé, l’éducation, le divertissement pour ne nommer que ceux-ci. J’en profite pour souligner que ma formation généraliste en mathématiques appliquées à ENSTA Paris me permet de communiquer facilement avec tous ces experts.
Pour les applications, je peux mentionner un projet avec Hydro-Québec sur l’inspection automatique de câbles électriques à l’aide de grands modèles de langage augmentés avec de la vision. Depuis plus d’un an, nous avons beaucoup de projets avec de l’IA générative.

 

De Chapt GPT à Midjournay pour les plus connues, il existe de nombreux concurrents, dont la start-up française Mistral AI. Comment s’y retrouver dans toutes ces compagnies en IA ? Que penses-tu du modèle français ?

GMC. : Notre travail demeure un travail scientifique et donc, nous avançons au rythme des expériences que nous réalisons pour améliorer et tester la robustesse de ces modèles dans différents contextes. Notre méthodologie consiste à construire des bancs d’essai avec des données des clients et ensuite, on teste différentes idées et différents modèles. Parfois les modèles semblent prometteurs et les résultats sont au rendez-vous et, d’autres fois, ce n’est pas le cas. Ceci permet de relativiser lorsqu’on voit un nouveau modèle sortir à chaque semaine.
J’ai l’impression que Mistral AI a réussi à convaincre du sérieux des startups qui développent de grands modèles du langage avec des poids ouverts ce qui correspond bien avec la vision de Yann LeCun chez Meta.
 

Comment toujours rester à la pointe des dernières technologies en IA ? Est-ce que certaines fonctionnalités ne deviennent pas trop des gadgets ?

GMC. : Pour simplifier, je vois deux façons de considérer cette technologie. D’un côté, vous pouvez avoir des problèmes difficiles à résoudre au sein de votre organisation et ces nouveaux modèles vous apportent une solution. La question est bien entendu de déterminer si elle est suffisamment fiable pour vos besoins. De l’autre côté, vous pouvez avoir des idées de comment profiter des possibilités offertes par ces nouveaux modèles pour aider votre organisation à être plus compétitive et tester différents prototypes pour voir si ça répond réellement à un besoin. Dans les deux cas, ce travail permet à vos experts de développer une intuition autour de cette technologie et de mieux anticiper, dans la mesure du possible, les prochains développements.
 

Depuis quelques semaines, on annonce la sortie de ChatGPT5 pour l’été prochain. Peux-tu nous expliquer un peu ? Quelles sont les promesses ?

GMC. : Outre le peu d’information rendu public par OpenAI à propos de ChatGPT5, il est difficile de me prononcer sur les capacités de ce prochain modèle. Depuis que les grands modèles de langage sont considérés comme des produits par ces compagnies, la recherche ouverte qui permet de comprendre les algorithmes d’apprentissage et les données utilisées, a énormément souffert. Par exemple, il est très difficile maintenant de comprendre le protocole d’évaluation d’OpenAI de ces modèles et l’impact des différents modules décrits par OpenAI dans leur publication sur les résultats.
Ceci étant dit, Sam Altman disait lors d’une entrevue avec Lex Fridman qu’il était surpris que le grand public voit des discontinuités dans l’amélioration de ces modèles. Pour les personnes au sein d’OpenAI, ces modèles s’améliorent continuellement en suivant les “scaling laws” qui donnent des prédictions sur les performances au fur et à mesure que l’on mélange de plus en plus les trois ingrédients magiques : des données, du calcul et des architectures de réseaux de neurones complexes. Selon moi, on va voir de nouvelles fonctionnalités avec la vidéo (image, son et texte) et possiblement de meilleures performances pour des problèmes qui demandent du raisonnement et de la planification, mais à prendre avec un grain de sel.
 

En mars dernier, le Parlement européen adoptait la réglementation « AI Act » visant à réguler l’essor des IA et les potentielles dérives associées. Existe-t-il des équivalents au Canada et aux États-Unis, ou l’Union Européenne fait office de pionnière en la matière ? Que peut-on attendre d’un tel texte ?

GMC. : Je ne suis pas un expert sur ces questions, mais l’équivalent canadien est le Projet de loi C-27 comprenant la Loi sur l’intelligence artificielle et les données. Le Canada était bien parti pour faire accepter cette loi à la Chambre des communes, mais a pris du retard par rapport à l’Europe. Selon ma compréhension, ces textes sont très importants, car ils disent clairement aux entreprises qu’elles doivent être responsables de la sécurité physique et psychologique du public face à des algorithmes qui ne sont pas bornés face à leur capacité de traiter et de générer de l’information. Par exemple, je pense qu’il pourrait y avoir des recours contre une compagnie qui offrirait des services d’évaluation de la performance d’employés en utilisant uniquement de l’IA générative. Dans ce cas-ci, les biais de ces modèles pourraient être propagés de manière systémique à un grand nombre d’entreprises utilisatrices de ce nouveau système et pourraient porter atteinte à des individus pour les mauvaises raisons. Une compagnie qui n’aurait pas fait l’effort de réfléchir à ces questions tomberait probablement sous la portée du Projet de loi C-27 du Canada. Il faut que les compagnies s’informent sur leurs obligations en matière d’IA responsable pour bien anticiper l'application de ces nouvelles lois.
 

Plus globalement, quels progrès restent à faire par l’IA ? Notamment, quelles stratégies utiliser pour rendre les systèmes d’IA plus transparents ?

GMC. : Il reste encore beaucoup de travail à faire, notamment sur les capacités de raisonnement et de planification dans un domaine ouvert. Nous en sommes encore aux débuts de “l’incarnation” de l’IA dans le monde physique. Selon moi, la robotique va faire des progrès incroyables dans les prochaines années et va probablement nous donner de nouvelles perspectives sur la capacité de ces modèles à comprendre le monde. On voit aussi un nouveau sous-domaine en intelligence artificielle, la sûreté des intelligences artificielles, prendre beaucoup d’ampleur. Le Canada vient tout juste d’annoncer la création d’un centre de sûreté de l’IA pour mieux comprendre, d’un point de vue scientifique, les risques associés à cette technologie. Les aspects de consommation d’énergie vont aussi s’améliorer très rapidement avec le temps. Par exemple, on voit déjà de grands modèles de langage avec des performances intéressantes être exécutés localement sur des téléphones intelligents. Enfin, je crois que l’intégration de systèmes IA dans des domaines en ingénierie doit se faire avec des modèles hybrides qui combinent les modèles classiques de la physique avec des modèles d’apprentissage automatique. Les travaux très récents de Google DeepMind sur la prévision météorologique démontrent le grand potentiel de ces systèmes hybrides.
 

Quels conseils pourrais-tu donner à un élève ou un diplômé souhaitant faire carrière dans l’IA ? Notamment en matière de connaissances et compétences essentielles ?

GMC. : Pour moi, il y a deux parcours très intéressants pour les jeunes diplômés : la recherche ou la startup. Lorsque j’ai terminé mes études, un parcours universitaire en recherche était la seule voie pour obtenir l’expérience nécessaire pour accéder à des laboratoires de recherche de pointe. Aujourd’hui, beaucoup d’entreprises ont pivoté sur la création de produits avec l’IA générative et l’expérience unique acquise dans une startup de pointe en IA telle que Mistral, Anthropic ou CohereAI peut faire toute la différence.
 

Et plus globalement aux ingénieurs, comment le développement de l'IA va changer leur façon de travailler ?

GMC. : J’utilise l’IA générative maintenant tous les jours. Je me suis amusé pendant une fin de semaine à programmer avec Copilot et Copilot Chat dans Visual Studio et j’ai réalisé à quel point c’est un “game changer” pour la productivité des programmeurs notamment pour le calcul scientifique. J’utilise aussi l’IA générative comme assistant pour m’aider à clarifier mes idées en simulant des conversations et en posant des questions techniques. Je sais que ce n’est pas parfait, mais c’est la nature imparfaite de l’outil qui me permet de progresser. C’est un peu comme avoir une discussion avec quelqu’un de mieux informé que soi, mais qui se trompe de temps en temps. Il faut rester vigilant et exercer son sens critique. Mes petites victoires sont souvent de trouver ces erreurs et je crois que cette utilisation me fait progresser plus rapidement que seulement la lecture d’articles scientifiques. Le fait d’avoir une discussion avec l’outil est aussi plus agréable que d’utiliser un moteur de recherche classique et de naviguer à travers une multitude de pages web, qui restent somme toute imparfaites. J’aurais probablement une période d’adaptation si l’on m’enlevait cette technologie.
 

Revenons-en à toi. Gardes-tu un souvenir anecdotique de l’école ?

GMC. : Je garde un très bon souvenir de l’école et surtout des étudiants et de la cité universitaire de Paris. L’accueil et la gentillesse des gens que j’ai eu la chance de côtoyer à ENSTA Paris sont remarquables. Pour l’anecdote, lors de ma deuxième journée à ENSTA Paris, j’ai égaré mon badge pour l’entrée au mess des officiers ; nous étions sur le boulevard des Maréchaux à l’époque. Le directeur de l’école m’avait convoqué pour me dire que j’avais créé une brèche dans la sécurité nationale de la France et qu’il était souhaitable que je le retrouve rapidement. Heureusement, mon badge était dans mon nouveau sac ENSTA Paris que l’on m’avait remis la veille... Le lendemain, le directeur de l’école souriait et m’invitait à lui en dire plus sur le Québec et Polytechnique Montréal. J’avais eu chaud !
 

Enfin, quels conseils pourrais-tu donner aux élèves en cours de formation à l’école pour leur future carrière professionnelle ?

GMC. : N’ayez pas peur de suivre les tendances technologiques lorsque vous avez un “gut feeling” qui va changer le monde pour le mieux. Pendant ma thèse, j’ai réalisé que je faisais fausse route avec l'optimisation du contrôle aérien après une présentation de Yann LeCun à l’École Normale Supérieure. Sa présentation était bien, mais c’est la démonstration qui m’a réellement convaincu émotionnellement. J’étais tellement excité par les progrès à l’époque qu’il n’y avait aucun doute dans mon esprit que je devais me lancer vers ce nouveau domaine. Participez aux conférences, rencontrez des gens pour discuter des avancées, essayez de reproduire des résultats d’articles scientifiques vous-mêmes et voyez si quelque chose vous accroche. Comme moi, je suis convaincu que vous allez saisir votre chance le moment venu. Bonne chance à toutes et à tous !

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