Interview de Henri PAILLERE (promo 1991)
Interview réalisée dans le cadre du dossier "Ingénieurs ENSTA Paris et nucléaire"

En quoi consiste ton métier ?
HP. : Je suis le chef d’une section à l’AIEA (Agence Internationale de l’Énergie Atomique) qui s’appelle « Planning and Economic Studies Section » (PESS). C’est la section de l’AIEA qui s’occupe principalement des 3 sujets suivants :
- Le renforcement des capacités des états membres dans le domaine de la planification énergétique, c’est-à-dire la capacité à développer des trajectoires de transition qui sont compatibles avec des objectifs de développement durable, et avec les engagements climatiques de l’Accord de Paris. L’AIEA dispose pour cela d’outils de modélisation de la demande et de la production d’énergie, ainsi que d’autres outils de technico-économie, qui ont été distribués à plus de 150 pays. Chaque année, ma section organise une cinquantaine d’ateliers pour former des planificateurs dans des pays qui ont besoin de ce soutien. À noter que pour une grande majorité de pays, l’option nucléaire n’est pas à l’ordre du jour, ou est une option lointaine. Mais pour certains pays qui considèrent le nucléaire comme une option à court ou moyen terme, la planification énergétique permet de mieux comprendre comment le nucléaire peut s’insérer dans le mix et contribuer aux objectifs du pays. À noter également que ma section travaille sur une initiative lancée par notre délégué général, monsieur Grossi, à la COP27 (Sharm El Sheikh), qui s’intitule Atoms4NetZero, et qui consiste à aider les pays à évaluer la contribution que le nucléaire peut amener pour la décarbonation du système électrique mais aussi pour la décarbonation des secteurs qui peuvent difficilement être électrifiés (Hard to abate sectors). En effet, la très grande majorité des scénarios de décarbonation ne considère le nucléaire que comme une source d’électricité bas-carbone, en omettant d’évaluer le potentiel de réacteurs avancés (par exemple les petits réacteurs modulaires, ou Small Modular Reactors en anglais) – pour produire de la chaleur ou de l’hydrogène décarboné. Cela m’amène au sujet suivant :
- La contribution du nucléaire à la réduction des émissions de CO2 et aux objectifs de développement durable. Ma section contribue à l’analyse du rôle du nucléaire dans la décarbonation des systèmes énergétiques, son intégration dans des mix bas-carbone, son rôle dans la substitution des énergies fossiles – que ce soit pour la production d’électricité et de chaleur, ou l’impact du changement climatique sur les systèmes énergétiques, avec la problématique de la résilience. Nous préparons la contribution de l’Agence qui fait partie du système des Nations-Unies – aux différentes COPs – et j’ai eu le plaisir d’accompagner notre directeur général à la COP26 (Glasgow), à la COP27 (Sharm El Sheikh) et il y a quelques mois, à la COP28 à Dubaï. Nous organisons là-bas des événements sur le pavillon de l’Agence « Atoms4Climate » ou sur d’autres pavillons (états membres ou partenaires de l’AIEA) pour parler du rôle du nucléaire et des technologies nucléaires dans la mitigation et l’adaptation au changement climatique.
- Enfin, le troisième volet d’activités de ma section concerne la technico-économie du nucléaire, l’analyse des coûts existants ou futurs du nucléaire, les problématiques du financement, ou encore l’évaluation des impacts macro-économiques. Parmi les sujets : l’analyse des coûts comparés du nucléaire et des autres technologies bas-carbone, la notion de coût système et la compétitivité du nucléaire.
Les sujets évoqués ci-dessus font aussi l’objet de collaboration avec d’autres organisations des Nations Unies, par exemple l’Organisation Météorologique Mondiale (World Meteorological Organization) et les Commissions Économiques Régionales, mais aussi l’Agence Internationale de l’Énergie, l’Agence pour l’Énergie Nucléaire de l’OCDE..., ce qui rend le travail d’autant plus passionnant. Évidemment, le cadre international de l’AIEA est un attrait considérable pour moi.
Quel a été ton cursus académique, et en particulier ta spécialisation à ENSTA Paris ?
HP. : Je suis rentré à ENSTA Paris en 1988, et j’ai eu la chance de pouvoir partir en troisième année à l’université du Michigan, au Department of Aerospace Engineering ; j’ai donc un double diplôme d’ingénieur ENSTA Paris et un Master of Science in Aerospace Engineering. J’ai ensuite rejoint l’Institut von Karman de dynamique des fluides en Belgique, pour y faire ma thèse en mécanique des fluides numériques.
Quelles ont été les grandes étapes de ton parcours depuis ta sortie de ENSTA Paris ?
HP. : Ma formation peut sembler un peu loin du nucléaire mais j’ai pu appliquer mes connaissances dans le domaine de la thermo-hydraulique des réacteurs à eau pressurisée, en situation nominale et accidentelle (notamment liée au risque hydrogène), lorsque j’ai rejoint le CEA à l’issue de ma thèse en septembre 1995. Je suis resté au CEA dans différentes fonctions jusqu’en 2009, où j’ai rejoint la société Alstom Power pour m’occuper des programmes de R&D des échangeurs, pompes et diesels de secours. J’ai quitté Alstom en 2011 pour rejoindre l’Agence pour l’Énergie Nucléaire de l’OCDE comme analyste, puis analyste senior et enfin chef adjoint de la division du développement technologique et de l’économie, ainsi que secrétaire du Forum Generation IV. En 2020, j’ai quitté l’OCDE pour rejoindre l’AIEA à Vienne dans mes fonctions actuelles.
Peux-tu nous donner l’exemple d’une action, d’un projet significatif que tu as mené dans le domaine du nucléaire ?
HP. : Je citerais par exemple la mise en place de la plateforme technologique européenne SNETP (Sustainable Nuclear Energy Technology Platform) en 2007-2009, pour fédérer les efforts des acteurs de la recherche et de la sûreté ainsi que les industriels pour développer un agenda de recherche stratégique. Et je pourrais citer aussi le soutien au programme de réacteurs à neutrons rapides dans le cadre du Forum Generation IV.
De ton point de vue, quel rôle a / doit avoir l’ingénieur ENSTA dans ce domaine, notamment dans le cadre du plan France 2030 sur le nucléaire de demain et plus largement celui de l’objectif de neutralité carbone en 2050 ?
HP. : Même si je n’ai pas suivi la spécialisation nucléaire d’ENSTA Paris, le profil généraliste qu’offre l’école me semble bien préparer les jeunes ingénieurs de demain aux différents défis technologiques que représente la transition vers des systèmes énergétiques bas-carbone, avec notamment le développement de nouvelles technologies nucléaires (réacteurs modulaires mais également fusion dont on parle de plus en plus).
En quoi ENSTA Paris, par la formation qu’elle dispense aux futur(e)s ingénieur(e)s, aide-t-elle la France à atteindre ses objectifs en matière de renouveau du nucléaire ?
HP. : Mon cursus est peut-être atypique puisque j’ai suivi une spécialisation dans le domaine de l’aéronautique et je fais carrière dans l’industrie nucléaire. Mais l’essentiel est d’avoir et de conserver un esprit d’innovation, de curiosité et le goût de la collaboration internationale qui est essentielle pour le succès de la filière.
Gardes-tu un souvenir anecdotique de l'école ?
HP. : La cantine de la Cité de l’Air quand ENSTA Paris était encore boulevard Victor (qui m’a peut-être donné le goût de l’aéronautique) et le voyage d’étude inoubliable en deuxième année en Algérie.
As-tu des conseils à donner aux élèves actuels ?
HP. : Travailler l’anglais, et profiter des opportunités d’échanges avec des universités étrangères en plus de l’excellence des cours techniques dispensés à ENSTA Paris. Le nucléaire est, j’en suis sûr, promis à un brillant avenir, avec des possibilités de déploiement à l’international, en Afrique, en Asie du Sud Est – et le nombre de designs de petits réacteurs modulaires atteste de la vitalité de l’innovation dans le domaine.
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