Interview de Paul-Henri CATTEAU (promo 2014)

En quoi consiste ton métier ?

PHC. : Je travaille au ministère des Armées, au sein du département digital de la délégation à la transformation et à la performance ministérielles (DTPM). Cette délégation a pour mission de diffuser l’innovation au sein du ministère, de promouvoir les nouveaux usages du numérique et d’accompagner les services qui en font la demande.
Mon métier est celui d’un consultant interne, capable de piloter un projet de transformation numérique de bout en bout, depuis l’émergence du besoin jusqu’à la réalisation et la mise en production, en passant par la conception, l’optimisation des processus, la conduite du changement et le design de service.
L’ambition de ma jeune entité, créée en 2020, est d’internaliser les compétences et les expertises que le ministère achète le plus souvent auprès des cabinets de conseil externes.

Quel a été ton cursus académique, et en particulier ta spécialisation à ENSTA Paris ?

PHC. : J’ai intégré l’École polytechnique en 2010 sur concours CPGE en filière physique-chimie. Après une spécialisation en « Énergies pour le XXIème siècle » en 3ème année, j’ai rejoint ENSTA Paris avec la promotion 2014 en filière électronucléaire.
Au moment d’entrer sur le marché du travail en 2015, le secteur de l’énergie est très impacté par la déstructuration de l’entreprise Areva, concepteur historique des centrales nucléaires françaises comme l’EPR en construction actuellement. Face à la concurrence d’ingénieurs ayant des années d’expérience sur le marché de l’emploi, je me tourne vers l’informatique. J’ai complété ma formation d’ingénieur par une certification en conception et en développement applicatif en 2015, puis une certification du Project Management Institute (PMI) en business analyst en 2016.
Dans l’ensemble, je continue régulièrement à compléter mes connaissances : COBIT 5, Lean Six Sigma...
L’ingénieur du XXIème siècle n’arrête pas d’apprendre à la fin de sa formation en école d’ingénieur.

Quelles ont été les grandes étapes de ton parcours depuis ta sortie d’ENSTA Paris ?

PHC. : J’ai rejoint :
• l’entreprise Eurofins en tant que business analyst en janvier 2016 dans le département e-commerce ;
• l’ESN Sopra Steria en 2017 comme chef de projet informatique ;
• le cabinet de conseil en stratégie informatique EY en 2019 ;
• le ministère des Armées dans le département digital de la délégation à la transformation et à la performance ministérielles en 2021.

De ton point de vue, en quoi consiste la transformation numérique aujourd'hui et comment l'envisages-tu à l'avenir ?

PHC. : Les outils numériques ouvrent des opportunités de performance, notamment par l’automatisation de tâches répétitives à faible valeur ajoutée, libérant les ressources humaines de l’entreprise pour les concentrer sur les tâches à plus forte valeur ajoutée. Les entreprises cherchent des collaborateurs capables de s’adapter à différents environnements, capables de s’approprier régulièrement de nouveaux rôles pour s’adapter aux changements de processus, à l’automatisation croissante, ou plus généralement capables de projeter les possibilités offertes par le numérique sur leur environnement de travail.
La bonne circulation de l’information est un facteur clé de la transformation numérique. La transformation numérique passe par une nouvelle culture d’entreprise où chacun est amené à s’impliquer dans la réflexion commune sur l’amélioration du service fourni. Ce n’est plus un chef qui décide de la façon de procéder pour l’ensemble de l’entreprise, mais une organisation plurielle où les informations circulent davantage : elles remontent de plus en plus facilement du « terrain », des forces vives, pour identifier les meilleurs leviers de performance, mais elles se diffusent aussi davantage depuis la direction vers les forces de terrain.
Les indicateurs de suivi ne sont plus seulement destinés à la direction, mais à l’ensemble des collaborateurs, notamment par un affichage en temps réel des indicateurs dans des tableaux « Kanban » numérisés accessibles à tous. L’information de terrain remonte directement par les questionnaires en ligne. Les décisions sont appuyées par des informations mesurées et fiables. L’information circule dans toutes les strates de l’entreprise pour renforcer l’adhésion des équipes à la vision d’ensemble, et renforcer la cohésion.
Lorsqu’une nouvelle application rejoint le système d’information d’une entreprise, elle n’est plus conçue comme un élément indépendant, mais comme une brique évolutive d’un ensemble cohérent et interconnecté, facilitant la collaboration entre les personnes et les services.
On peut s’attendre, grâce aux nouvelles pratiques numériques, à une distribution accrue des prises de décision. Des capacités d’analyse, de synthèse, de traitement et de décision sont attendues pour l’ingénieur moderne.

Peux-tu nous donner l’exemple d’une action, d’un projet significatif que tu as mené en matière de transformation numérique ?

PHC. : Je travaille actuellement sur la refonte des méthodes de calcul de la solde, c’est-à-dire le salaire, des militaires.
Le ministère des Armées se divise en trois grands ensembles :
• l’état-major des Armées (EMA), rassemblant notamment les trois armées (armée de terre, armée de l’air et de l’espace, et marine nationale) ;
• la direction générale de l’armement (DGA) chargée de fournir l’équipement et l’innovation ;
• le secrétariat général pour l’administration (SGA) fournissant les fonctions support : ressources humaines, infrastructures, finances, juridique, patrimoine culturel...
Malgré un mouvement de centralisation et de mutualisation du soutien dans les années 2000 et 2010, les méthodes de calcul de la solde de chaque armée sont encore en cours d'harmonisation : les règles d’octroi d’une prime pour un militaire de l’armée de l’air sont différentes de celles d’un militaire de l’armée de terre.
Aujourd’hui, le ministère estime qu’il faut re-rapprocher les fonctions support essentielles des militaires au sein des armées à proximité des administrés, et malgré ce mouvement de dispersion, il faut les harmoniser.
Un vaste travail de convergence des méthodes de calcul de la solde doit être conduit pour simplifier la saisie et le traitement des informations et assurer à chaque administré une rémunération juste et fiable. L’harmonisation des méthodes de calcul, des primes, des pièces justificatives est nécessaire pour réaliser le contrôle interne de justesse de la rémunération.
J’anime aujourd’hui une discussion transverse et des expérimentations dans toute la France entre les trois armées et les différentes entités du ministère pour définir les méthodes optimales de calcul de la solde, et proposer des outils numériques adaptés et faciles à prendre en main. Ces évolutions s’accompagnent d’une rationalisation des systèmes d’information existants tout en permettant à chaque armée de conserver les spécificités nécessaires à la définition d’une rémunération juste.
Le ministère profite de ces changements d’organisation et de processus pour identifier des axes d’optimisation : éviter de demander plusieurs fois les mêmes pièces justificatives, identifier les étapes sans valeur ajoutée à supprimer, établir des communications entre différents services impactés par un même « fait générateur ». Ces axes d’optimisation se traduisent par des évolutions des outils numériques développés et déployés dans le système d’information du ministère.
Je travaille sur des outils numériques sécurisés de gestion électronique des documents, de gestion des flux d’information, des processus, d’archivage, de partage d’information et de collaboration entre plusieurs services. J’accompagne le changement auprès des bureaux d’administration du personnel chargés du calcul de la solde.

En quoi ta formation à ENSTA Paris t’a-t-elle aidé ou t’aide-t-elle dans cette action ? Dans ta fonction en général ?

PHC. : La gestion de projet et l’optimisation des systèmes sont les compétences clés de mon métier actuel. Piloter les flux d’information et ses transformations est comparable au pilotage de flux de matières et l’optimisation des processus industriels.
La conduite du changement est indissociable d’une transformation numérique réussie. Il faut savoir identifier une opportunité, construire un argumentaire pour convaincre, créer un besoin de changement, assembler une équipe de transformation motivée, lancer le chantier de transformation en obtenant l’adhésion des services impactés, accompagner et écouter tout au long de la transformation et ancrer les nouvelles pratiques dans la durée.

Selon toi, quel rôle a / doit avoir l’ingénieur ENSTA Paris dans la transformation numérique ?

PHC. : L’ingénieur en transformation numérique accompagne son client depuis « une envie de faire mieux » jusqu’à la mise en œuvre de ce « mieux ». L’ingénieur aide son client à :
• recueillir le besoin et poser la/les bonne(s) question(s) qui guidera le chantier de transformation ;
• formaliser l’ambition dans un cadrage ;
• spécifier, décrire les évolutions ;
• piloter la réalisation ;
• accompagner le changement ;
• et enfin, ouvrir de nouvelles perspectives.
Un ingénieur ENSTA Paris en transformation numérique doit disposer d’un certain nombre de qualités :
• de grandes capacités d'adaptation pour des missions très variées : on passe d’un projet de simplification du recrutement d’un collaborateur à une carte géographique dynamique pour accompagner les forces spéciales, puis à une application de partage de bureau… ;
• une appétence pour la gestion de projet informatique, l'optimisation et la simplification des processus ;
• de bonnes compétences de communication écrite (rédaction de comptes-rendus, de rapports, d'analyses, de recommandations, de supports de présentation...) et orale (animation d'ateliers, force de persuasion, recueil d'informations sur le terrain, narration…) ;
• proactivité : chacun propose et réalise ce qui est nécessaire et justifié pour le client. Ce n’est pas à votre chef de vous dire quoi faire, mais à vous de dire à votre chef ce qu’il doit vous laisser faire ;
• expertise technique et connaissance des outils existants : pour proposer une solution, il faut maîtriser les rudiments de l’architecture informatique d’entreprise ou l’état actuel du système d’information et ses capacités techniques. Il faut aussi connaître les solutions du marché, mais ça s’acquiert assez rapidement si nécessaire. Je recommande https://www.appvizer.fr/ pour une première veille des outils numériques disponibles sur le marché.

Gardes-tu un souvenir anecdotique de l’école ?

PHC. : Ne vous plaignez pas des projets où la moitié du groupe ne fait rien : c’est pareil dans le monde de l’entreprise. Faites avec. Et pour le prochain projet, mettez-vous avec ceux qui ont travaillé dans l’autre groupe.

As-tu des conseils à donner aux élèves actuels ?

PHC. : Quand on vous recrutera, ce ne sera pas prioritairement pour votre formation, mais pour votre capacité à apprendre et à vous adapter. Rester humble est la première étape d’une quête d’amélioration continue. La transformation numérique est faite par des gens eux-mêmes en transformation. Si une personne de 50 ans vous parle de transformation numérique, gardez en tête qu’elle s’est formée par elle-même : le métier n’existait pas il y a 30 ans. Les formations encore moins.
Lors des entretiens, soyez entiers, soyez spontanés, soyez vrais. Ce qu’on travaille avant un entretien, c’est la réponse à la question « Pourquoi je veux rejoindre cette entreprise plutôt qu’une autre ? » et non pas à la question « Quel est le candidat idéal que recherche l’entreprise ? ». Il est facile de bluffer un entretien pour l’avoir. Il n’est en revanche pas possible de s’inventer une affinité pour une équipe avec laquelle le feeling ne passe pas. Pour être heureux dans votre futur métier, soyez vous-même.
Ce qu’on ne vous enseignera probablement pas à l’école :
• La nourriture est un facteur essentiel de la cohésion d’un groupe. Celui qui sait bien cuisiner des muffins et qui les offre à ses collègues le matin a un bel avenir dans l’entreprise. Ce conseil fonctionne aussi pour la vie privée ;
• La machine à café est le lieu le plus important de l’entreprise : si on vous propose un café, ce n’est pas pour prendre un café, mais pour discuter d’un sujet intéressant ou au moins pour partager un bon moment. On dit toujours « oui » à un café, même si, comme moi, on n’en boit pas.
• Désobéir est parfois nécessaire pour le succès d’un projet. Il faut savoir le faire sans laisser (trop) de traces. Anecdote : un général ne voulait pas travailler avec mon entité créée en 2020, car jugée trop jeune pour avoir une légitimité sur les sujets de transformation numérique que le général confiait depuis des années au même cabinet de conseil externe. J’ai proposé d’envoyer mon CV pour le convaincre. Ma direction a dit « non » : « nous sommes collègues et le général n’a pas de légitimité pour remettre en question notre compétence ». J’ai discrètement envoyé à son adjoint mon CV dans les annexes du projet de support de présentation, avec un petit coup de téléphone. L’annexe a évidemment disparu sur la version finale. On a eu le projet sans aucune remarque du général. Le mois dernier, le même général nous a adressé 4 demandes de projets supplémentaires.
• Si deux entreprises vous intéressent, mais que vous n’avez pas encore de réponse de l’entreprise qui vous intéresse le plus, acceptez l’offre de la première. Vous avez toujours une période d’essai pendant laquelle le préavis est d’un jour. Et vous avez le droit de changer d’entreprise si vous en avez envie. Ce n’est pas grossier : c’est votre droit. N’interrompez pas le processus de recrutement avec celle que vous désirez le plus.
Venez en stage avec moi. J’ai besoin de plus de monde !
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