Interview de René-Philippe TANCHOU (promo 1985)

Quel a été ton cursus académique, et en particulier ta spécialisation à ENSTA Paris ?

RPT. : Je suis diplômé de l’Ecole polytechnique (promotion 1983) et d’ENSTA Paris, option Génie Industriel (promotion 1985).

Quelles ont été les grandes étapes de ton parcours depuis ta sortie d’ENSTA Paris ?

RPT. : À la sortie de l’école, j’ai rejoint le groupe Danone dans des fonctions industrielles puis dans les achats et les opérations : directeur d’usine, directeur des achats pour un pays puis pour une division au niveau du monde, directeur des opérations pour une division après un passage en R&D sur l’open innovation.
Ma dernière fonction concernait la conduite de la transformation numérique des usines du groupe et la construction de la stratégie « Industrie 4.0 ».
Depuis deux ans, je suis bénévole au sein de la Fondation des Apprentis d’Auteuil, en charge de la transition numérique (une continuité avec un évident potentiel de transfert d’expérience, malgré des environnements très différents, passant de l’industrie de produits de grande consommation au monde de l’économie sociale et solidaire centrée sur les jeunes en situation complexe). Là aussi, il s’agit d’accompagner la transformation des établissements menée entre autres au travers des outils numériques.

De ton point de vue, en quoi consiste la transformation numérique aujourd'hui et comment l'envisages-tu à l'avenir ?

RPT. : La transformation numérique consiste en l’utilisation simultanée de plusieurs technologies s’appuyant sur le digital et qui, combinées, permettent un saut de performance et l’accès à de nouvelles solutions innovantes. Mais, elle ne peut être un succès que si elle est fortement appuyée par une redéfinition des organisations, un ajustement éventuel de la culture de l’entreprise et un accompagnement individuel de proximité très puissant.
L’ampleur de la transformation sur les organisations ne doit pas être sous-estimée ; le risque de fracture numérique ou de rejet est une réalité à prendre en compte.
Le véritable enjeu de cette transformation est donc son accompagnement.
Dans ces deux contextes, tant industriel chez Danone, que dans l’économie sociale et solidaire aux Apprentis d’Auteuil, la démarche est la même, travaillant en parallèle sur trois axes :
• Produire une vision inspirante expliquant pourquoi on choisit cette direction et quels en sont les bénéfices attendus pour l’organisation mais aussi pour chacun individuellement ;
• Multiplier les expérimentations (des pilotes) car, au-delà des modèles, il faut trouver des solutions pratiques dans leurs usages, prouver leur efficacité et les ajuster aux éléments du terrain avant de les étendre ;
• Gagner le pari de la transformation en apportant des solutions aux difficultés réelles rencontrées sur le terrain, certes pour accroître l’efficacité, mais aussi pour emporter l’adhésion au projet. Le numérique doit apporter un bénéfice concret aux utilisateurs, opérateurs, bénéficiaires, car la transformation est exigeante, déstabilisante parce que très rapide, et demande un fort engagement. L’adhésion est donc, encore plus que pour d’autres projets, un élément clé du succès de la transformation qui touche chacun.
Dans le monde industriel, comme chez Danone, le numérique est la poursuite de la démarche de performance et d’amélioration continue (démarche lean) grâce à de nouveaux outils. L’automatisation de la capture des données, leur traitement immédiat puis l’usage de modélisations permettent d’optimiser significativement les process et d’accroître la performance d’année en année (efficacité des lignes de production, efficacité énergétique, réduction des pertes et consommations...). Ils permettent également un ajustement plus facile aux changements constants auxquels l’industriel fait face.
Dans le monde de l’économie sociale et solidaire, comme aux Apprentis d’Auteuil qui s’adresse à un public de jeunes en situation de décrochage ou a minima complexe, l’enjeu semble à première vue moins immédiat mais est encore plus vital. Il s’agit « juste » d’aller rejoindre le jeune dans son monde quotidien, celui du numérique, de pouvoir renouveler son intérêt, lui redonner le goût d’apprendre et donc d’atteindre une meilleure efficacité au travers de ces approches renouvelées. Au-delà des risques réels (harcèlement, addiction...) à traiter en armant les jeunes d’outils de compréhension, il faut aussi les guider vers une vraie citoyenneté numérique responsable. Le digital offre, par exemple, des solutions reconnues pour de nombreuses situations de handicap ou de trouble de l’apprentissage (trouble dys-lexie, dys-calculie, dys-orthographie...) mais introduit aussi en général une notion ludique qui contribue à redonner le goût d’apprendre. Le dosage des usages de ces outils et la relecture des approches pédagogiques sont la vraie question au-delà de la technique.
Dans les deux cas, l’enjeu principal est l’accompagnement et la transformation. S’il y a une attente à utiliser les outils « modernes » de la vie courante au travail ou à l’école, il y a aussi une peur et une réticence de ceux qui craignent de ne pas y arriver. La fracture numérique est réelle même si elle n’est pas toujours exprimée. Former massivement et de façon continue, aider, accompagner et inventer des solutions simples à des problèmes de la vie quotidienne est essentiel pour réussir. C’est aussi l’opportunité d’amplifier la mise en place de modes de travail plus collaboratifs au travers du déploiement étendu de communautés de partage entre pairs. Cette démarche est facilitée par des outils numériques mais ne peut fonctionner qu’accompagnée d’un alignement du mode de fonctionnement réel et de la culture de l’entreprise.

Peux-tu nous donner l’exemple d’une action, d’un projet significatif que tu as mené en matière de transformation numérique ?

RPT. : En usine (Danone) : automatisation complète du recueil de toutes les informations d’une ligne de production, atteinte d’un vrai zéro papier à 100 % ouvrant une étape de modélisation et d’optimisation de la ligne à un niveau supérieur.
Chez Apprentis d’Auteuil : extension de communautés de partage entre enseignants dans un établissement et entre établissements, après avoir doté élèves et enseignants de tablettes. L’arrivée de technologies en rupture avec l’usage existant dans lesquelles chacun débute avec ses difficultés et où il y a peu de « sachants », suscite le besoin et facilite cette mise en place d’échanges entre pairs, de façon non hiérarchique, dans un monde moins habitué au partage de pratiques au quotidien.
À venir chez Apprentis d’Auteuil : mise en place de groupes d’apprentissage inversé où des jeunes « enseignent » à des adultes (professeurs, parents, éducateurs) l’usage d’outils numériques. Véritable levier de valorisation des jeunes et de changement des regards, ce qui les aide à progresser.

En quoi ta formation à ENSTA Paris t’a-t-elle aidé ou t’aide-t-elle dans cette action ? Dans ta fonction en général ?

RPT. : ENSTA Paris apporte une solide formation technique donnant les bases pour être un acteur ou un interlocuteur valable tout au long d’une carrière, faisant un pont entre les technologies et l’organisation.

Selon toi, quel rôle a / doit avoir l’ingénieur ENSTA Paris dans la transformation numérique ?

RPT. : L’ingénieur ENSTA Paris doit avoir un rôle leader associant l’aspect technique (qui peut être souvent premier ou bloquant) à l’aspect d’accompagnement des personnes et de transformation des organisations qui sont les vraies clés du succès.

Gardes-tu un souvenir anecdotique de l’école ?

RPT. : Il y a dix ans environ, je suis intervenu plusieurs fois auprès des élèves dans le cadre de leur scolarité pour des sessions de découverte de la fonction achat et de la stratégie industrielle ; un plaisir de redécouvrir le monde des élèves-ingénieurs, exigeant, très vivant et demandant de se remettre en cause. Certainement un enseignement à garder de ce moment : maintenir constamment sa capacité à se remettre en cause.

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